La restauration controversée du site d'Ani : un effacement culturel maquillé en sauvegarde

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Entre Ani et Chouchi : le patrimoine comme arme. Effacement culturel et négation mémorielle, la triple offensive panturquiste

  • il y a 12 heures
  • 6 min de lecture

En visite dans une Stepanakert (Haut-Karabagh) vidée par la force de sa population arménienne, Erdogan déclare que l’Azerbaïdjan, la Turquie et le Pakistan sont “3 Etats, 1 nation”

En visite dans une Stepanakert (Haut-Karabagh) vidée par la force de sa population arménienne, Erdogan déclare que l’Azerbaïdjan, la Turquie et le Pakistan sont “3 Etats, 1 nation”

Alexis Rochette Krikorian

Parmi les nombreux signaux alarmants que connaît actuellement le Caucase, trois événements récents (peu, voire pas commentés du tout en Europe occidentale) méritent d’être analysés conjointement. Ils dessinent une stratégie plus vaste de réécriture de l’histoire, de manipulation de la mémoire et d’unification symbolique autour d’un projet néo-impérial : celui du panturquisme, désormais affirmé comme doctrine régionale par l’Azerbaïdjan, la Turquie et le Pakistan.

1. La restauration controversée du site d’Ani : un effacement culturel maquillé en sauvegarde

Le site archéologique d’Ani, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, constitue un symbole majeur de la civilisation arménienne médiévale. Située sur le territoire turc actuel, cette ancienne capitale du royaume bagratide fut longtemps un joyau de l’architecture chrétienne orientale. Or, la « restauration » en cours de la cathédrale arménienne d’Ani par les autorités turques*[[1]](<>)*, menée en excluant délibérément les experts arméniens malgré l’implication d’organisations internationales comme le World Monuments Fund, ne peut que susciter l’indignation. Paradoxalement, ces mêmes institutions continuent d’utiliser la dénomination « cathédrale d’Ani*[[2]](<>)*» dans leurs communications officielles alors que le monument sera rouvert sous le nom de « mosquée Fethiye ».

Les restaurations du site d’Ani ont fait l’objet de critiques récurrentes de la part de spécialistes, qui ont dénoncé pour les interventions passées une dénaturation des structures originales et l’ajout de matériaux anachroniques. La « restauration » actuelle de la cathédrale participe d’une mise en scène touristique qui évacue systématiquement l’ancrage arménien du site. Ce processus ne peut être interprété que comme un effacement délibéré de la dimension arménienne du site, dans la continuité d’une politique de négation culturelle. Rappelons ici que l’un des apôtres du dialogue, de la réconciliation et de la valorisation des différentes cultures de Turquie, y compris à Ani*[[3]](<>)*, le mécène Osman Kavala, fondateur d’Anadolu Kültür, croupit en prison depuis 2017 et a été injustement condamné à la prison vie en 2022.

“Restauration” de la cathédrale arménienne d’Ani en “Mosquée de la conquête” (2025)

“Restauration” de la cathédrale arménienne d’Ani en “Mosquée de la conquête” (2025)

Alors que la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée a suscité une vive polémique internationale, l’indifférence quasi totale qui entoure la « restauration » de la cathédrale d’Ani, qui sera rouverte en tant que Mosquée de Fethiye (Mosquée de la « conquête »), est d’autant plus choquante. Il est temps que l’UNESCO prenne ses responsabilités. Au minimum, le retrait d’Ani de la liste du patrimoine mondial devrait être envisagé jusqu’à ce qu’une évaluation indépendante et contradictoire des travaux soit menée, dans le respect des normes patrimoniales internationales.

2. Un poste-frontière au nom d’un criminel de génocide ? Le double langage d’Ankara sur la « normalisation »

Le 21 juin 2025, le président du parti Iyi (le bon parti), un parti nationaliste fondée par une ancienne membre du parti d’extrême droite MHP (parti d’action nationaliste) a déposé une proposition de loi visant à rebaptiser le poste-frontière d’Alican sur la frontière arméno-turque du nom de Talaat Pacha*[[4]](<>)*, l’un des principaux architectes du génocide des Arméniens en 1915. Le projet a été signé par 28 députés.

Ce projet a suscité une vive indignation parmi certains défenseurs des droits humains et certaines organisations non gouvernementales. L’Institut Zoryan, reconnu pour son travail sur les génocides et la mémoire arménienne, a publié une lettre ouverte exhortant les autorités turques à retirer cette initiative, incompatible avec toute volonté sincère de réconciliation. L’Institut rappelle que baptiser un point de passage international du nom de l’un des organisateurs du génocide des Arméniens revient à narguer les victimes et à miner toute tentative de dialogue.

Dans cette même lettre, l’Institut propose un acte fort de réparation symbolique : renommer le poste-frontière en hommage à Hrant Dink, journaliste arméno-turc et figure du dialogue, assassiné à Istanbul en 2007 pour avoir osé parler du génocide arménien et œuvré pour une société turque plus inclusive. Ce geste, à la fois modeste et puissant, constituerait un signal d’ouverture réel et crédible.

La simple soumission de cette proposition, même si elle n’est pas encore adoptée, témoigne d’un double langage politique. Elle sape la crédibilité de toute perspective de normalisation arméno-turque et révèle combien la mémoire du génocide reste instrumentalisée à des fins identitaires par certains cercles de pouvoir. La communauté internationale, notamment les États qui ont reconnu le génocide arménien, se doit de réagir, faute de quoi ce type de provocation ne fera qu’ancrer la politique négationniste d’État en Turquie et renforcer les courants ultranationalistes dans la région. Rappelons qu’en juin 2025, le maire d’Ankara avait déjà inauguré un mémorial dédié à la mémoire de Talaat Pacha dans la capitale turque*[[5]](<>)*.

3. Le Haut-Karabakh, théâtre d’un sommet panturquiste : la triple alliance se consolide sur des ruines

Le 4 juillet 2025, le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est à nouveau rendu au Haut-Karabakh pour un sommet de l’organisation de coopération économique. Ce sommet s’est tenu à Stepanakert, l’ex-capitale d’un Haut-Karabagh désormais vidé de sa population arménienne ancestrale suite à l’offensive militaire azerbaïdjanaise de septembre 2023 qui faisait elle-même suite à un blocus terrestre et aérien inhumain et illégal de près de 10 mois et une guerre de 44 jours en 2020. Aux côtés du président Ilham Aliev et du Premier ministre pakistanais Shahbaz Sharif, Erdoğan a proclamé que son pays, l’Azerbaïdjan et le Pakistan étaient désormais :

« Trois États, une seule nation. »

Le journal proche du pouvoir qui relate l’information l’illustre d’une photo de trois loups représentant certainement les trois Etats en question. Ces trois loups sont également le symbole des Loups gris, milice ultranationaliste turque, officiellement interdite en France.

L’imaginaire mis en scène est clair : puissance, pureté, homogénéité. Mais ce qui est moins dit, c’est qu’il s’agit d’une victoire sur une population civile chassée de ses terres ancestrales (comme des “chiens*[[6]](<>)*") et que cette démonstration de force vient légitimer un nettoyage ethnique. Comme en Turquie orientale, les églises arméniennes du Haut-Karabagh sont dénaturées ou détruites*[[7]](<>)*.

À travers cette alliance Turquie–Azerbaïdjan–Pakistan, se dessine une logique de verrouillage régional qui marginalise l’Arménie, nie son histoire et tente d’effacer toute trace de son héritage afin de délégitimer l’existence même de la république d’Arménie dont l’Azerbaïdjan dit qu’elle est en fait l’ « Azerbaïdjan occidental ». La consolidation de cette alliance militaire, économique et idéologique, sur le sol même du Haut-Karabakh, constitue une provocation majeure pour les Arméniens et un camouflet pour les valeurs du droit international.

Conclusion : une stratégie d’effacement aux conséquences durables

D’Ani à Chouchi, en passant par la frontière arméno-turque, ces trois événements révèlent une stratégie panturquiste cohérente d’effacement culturel et mémoriel. Il ne s’agit pas d’initiatives isolées, mais d’un projet d’État coordonné qui vise à réécrire l’histoire du Caucase en gommant l’héritage arménien et en délégitimant la présence arménienne sur ses terres ancestrales.

L’impunité comme carburant. Le silence international face à ces provocations ne fait qu’encourager cette dynamique. L’exemple français est symptomatique : après avoir condamné le nettoyage ethnique du Haut-Karabakh, Paris envoie son ambassadrice à Chouchi, légitimant de facto l’épuration ethnique*[[8]](<>)*. Cette contradiction entre déclarations et actes diplomatiques mine la crédibilité du discours sur les droits humains.

L’urgence d’une riposte coordonnée. Face à cette offensive, trois leviers doivent être actionnés simultanément :

Au plan international : Les États ayant reconnu le génocide des Arméniens doivent condamner fermement le projet de rebaptiser un poste-frontière du nom de Talaat Pacha. L’UNESCO doit diligenter une enquête indépendante sur la restauration d’Ani et envisager la suspension de son statut patrimonial si les manipulations sont confirmées.

Au plan arménien : Le gouvernement doit intensifier ses partenariats stratégiques avec la France, l’Inde et d’autres puissances pour dénoncer méthodiquement cette logique panturquiste. Mais surtout, il doit éviter deux écueils fatals : étouffer les voix critiques internes et relâcher les liens avec la diaspora, objectif stratégique avoué d’Ankara.

Au plan diasporique : Hyestart l’a déjà écrit, la diaspora arménienne doit se réorganiser au plan international face aux bouleversements en cours et renforcer sa capacité de mobilisation politique internationale.

Un combat pour l’avenir. Au-delà de l’Arménie, c’est l’architecture du droit international qui est remise en cause. La “triple offensive panturquiste” teste la résistance de la communauté internationale face à l’effacement programmé d’un peuple. La réponse à cette épreuve déterminera si la mémoire peut encore faire barrage à l’impunité, ou si nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme où la force prime sur le droit.

La pluralité démocratique et la solidarité transnationale demeurent les véritables forces de résistance face à cette entreprise d’effacement. Elles constituent les derniers remparts contre une réécriture de l’histoire qui ne dit pas son nom.

 

https://www.facebook.com/UNMONDEAPARTRTBF/videos/ani-la-grande-ville-oubli%C3%A9e/1381413986466515/

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